A table citoyens !

Ce soir la moutarde me monte au nez. Pourtant j’ai pas pris de moutarde. Ca pique bien pourtant. Va comprendre Emmanuel. Ce soir j’ai juste envie de dire aux gens que le temps est venu de se mettre à table. Au restaurant bien sûr. Même à 21h. Mettez bien votre serviette autour du cou, parce qu’il risque d’y avoir des éclaboussures. Saignant ça s’annonce. Je vous préviens, le menu est copieux, copieusement révoltant, alors j’espère que vous avez faim les gars. Va nous falloir beaucoup d’appétit, pour bouffer toute cette incohérence, j’ vous le dis. Va nous falloir une faim de loup pour ingurgiter une telle enfumade.

Fermeture à 21h… Sérieusement, le type s’est dit, j’interdis pas, comme ça les restaurateurs me tomberont pas dessus ? Je les imagine… “On va mettre 21H. Comme ça de toutes façons, ils rentrent du boulot vers 20h, le temps de faire dîner leurs mômes, ils partent pas avant 20h30, donc ils n’arrivent pas avant 21H au restau. Comme ça c’est comme si on interdisait pas tu vois… Mais c’est pareil. Génial Manu, trop malin”… Bah oui parce qu’au lieu de rajouter des lits dans les hôpitaux et de payer le personnel, c’est plus logique de torpiller l’économie d’en bas, l’économie réelle. Ah oui c’est vrai, pour toi ce qui compte, c’est le virtuel. Au dos de “Cent ans de solitude”, il y a cette phrase qui lui va si bien : “Egaré dans la solitude de son immense pouvoir, il commença à perdre la boussole.”

- Appelez-moi le responsable.

- Oui c’est moi, c’est Manu.

- Alors voilà, y’a un problème avec le menu Covid, c’est la sauce cynisme, elle passe pas.

- Ah bon mais pourtant…

- Y’a pas de “mais” mon petit Emmanuel. Elle passe pas. Et qu’est-ce qui se passe quand on digère pas un truc ? Eh bien on prend le risque de se le faire gerber en pleine tronche - et franchement en ce moment c’est drôlement risqué Emmanuel non ? - C’est pas bien prudent. Tu veux que je te dise ce qui va se passer ? Tu te souviens de la prohibition ? Quand ton père n’était même pas encore un regard concupiscent dans l’oeil de ton grand-père ? Eh bien ta mesure à deux balles, c’est ça qu’elle va engendrer. Paris, Lille, Strasbourg, Montpellier et Chicago, même combat. Tu sais bien comme on est têtes de cons ici, nous les petits français d’en bas. On aime pas se faire anéantir, on rechigne à perdre toute notre vie, notre patrimoine, nos boulots. Du coup voilà, cette injonction à faire mourir les restaurateurs, les chefs, les commis, les serveurs, les sommeliers, les maraîchers, les éleveurs, les artisans, les vignerons, les céramistes, les verriers, les teinturiers, les chocolatiers, les confituriers, les pâtissiers, les boulangers, et toutes les professions qui en découlent, elle va nous faire l’effet inverse. On va résister. On va faire Chicago à Paris, à Nantes, à Nice, partout où il y a des pans de nos vie à étayer, partout où il y a des artisans à faire vivre, des savoir-faire à garder en vie, des paysans à maintenir la tête hors de l’eau. Alors il va y avoir des dîners. Pas dans les restaus, mais ailleurs. On va quand même dîner à La table du Recho, chez l’Ami Jean, chez Pickles, Aux deux buis ou au Relais Saint Germain, mais ailleurs. On ira dans des apparts, des maisons, des jardins ou dans des caves, on trimballera des gamelles en douce, on portera des caisses de pif sous le manteau, et les chefs cuisineront. On leur ouvrira grand les portes de nos petites cuisines, on aura tous des masques, on fera gaffe, parce que contrairement à ce que tu penses, on n’est pas si stupides, on ne veut pas mourir. C’est juste que, quand on nous infantilise tout en nous mentant, on devient mauvais. Alors t’as gagné, les restaurants vont fermer, mais les chefs et leur staff continueront à nous accueillir à 21h, parce qu’avant, y’en a qui bossent figure-toi. L’endroit sera tenu secret jusqu’au dernier moment, ça changera tout le temps et avec les réseaux sociaux, ce sera facile. Il y aura des mots de passe. Ce sera un menu unique, avec pas mal de solidarité. On lèvera les coudes pour mieux se les serrer. On est prêts. Parce que Monsieur Macron, que ce soit très clair, même si on doit tomber malades, personne ne nous confisquera notre patrimoine, personne ne nous contraindra à tuer les plus beaux métiers du monde. On va juste s’organiser. On va devenir des clandestins du bien vivre et du bien-manger, des résistants du vivre ensemble, des rebelles. Faîtes attention, il y a des révolutions qui ont éclaté pour moins que ça. Quand vous voulez les gars.

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